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J’ai mal dormi cette nuit-là. Les images fixées dans le sel d’argent par Wilbur Pope, deux siècles plus tôt, m’ont poursuivie au cœur du sommeil. Je me suis vue, nue et pustuleuse, défigurée, coincée sous un monceau de cadavres tandis que le grincement de la brouette de Pitman se rapprochait. J’ai senti Spotted Face m’attraper sous les aisselles en ahanant. Échauffé par l’effort et la chaleur des brasiers, il transpirait, et sa sueur gouttait sur ma peau sans que je puisse protester. Je savais qu’il m’emmenait à la caverne, pour ajouter mon corps à ceux déjà entassés et j’aurais voulu crier qu’il se trompait, que j’étais encore vivante, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Au reste, à quoi cela aurait-il servi ? Que je sois en vie ne l’aurait pas fait hésiter. Il était là pour nettoyer les abords du lac et s’y employait avec énergie. Dans le rêve, je contemplais son torse maigre où les muscles se dessinaient à la moindre contraction. Un torse d’écorché, de manuel anatomique, agrémenté de balafres diverses et de tatouages à l’encre pâlie. Une étonnante impression de force physique émanait de cet homme décharné, tout en nerfs et tendons. Une impression de danger, de froide cruauté.
Parvenu au seuil de la grotte, il a renversé la brouette, me basculant dans l’obscurité. J’ai dévalé la pente, heurté des visages, des mains, empilés en un pêle-mêle de catacombes. Au terme de ma course, je me suis encastrée entre une vieille femme et un adolescent en décomposition. Il faisait abominablement froid ; du givre scintillait sur les rochers environnants.
Je me suis réveillée à cet instant, en suffoquant. Mon premier geste a été d’explorer mon visage du bout des doigts pour m’assurer qu’il était vierge de pustules. Le maillot rouge des Cardinals qui me sert de chemise de nuit, imbibé de sueur, me collait à la peau. Je l’ai arraché pour le jeter au pied du lit. Sachant que je ne pourrais retrouver le sommeil, j’ai enfilé un pull, une culotte et des chaussettes, puis je suis descendue au salon, devant la cheminée où rougeoyaient encore des braises, pour entamer une série d’esquisses. Dans ces cas-là, seul le dessin me permet de recouvrer mon calme. Le crayon 2B courait indépendamment de ma volonté, donnant naissance à des formes torturées, des visages de cauchemar. Au bout d’une heure j’ai chiffonné les feuilles pour les jeter dans la cheminée. Inutile de passer pour cinglée aux yeux d’un éventuel visiteur.
Je me suis assoupie entre les bras du fauteuil, presque à mon insu, alors que l’aube se levait. Le froid m’a réveillée un peu plus tard. J’ai couru à la cuisine confectionner un litre de café assez fort pour flanquer un infarctus à un gorille. Après y avoir ajouté une masse de sucre et de lait concentré j’ai, le temps d’en vider trois tasses, presque cru au bonheur.
Il me fallait bouger, prendre les choses en main, vaincre l’enchantement vénéneux qui planait sur le village. Je devais retourner sur le site et visualiser une ébauche d’approche. À présent je comprenais pourquoi la municipalité avait eu recours à l’Agence 13 : les placards de Late Encounter débordaient de squelettes qu’il s’agissait de faire oublier. J’avais besoin d’un véhicule pour me déplacer à ma guise, or personne ne semblait s’en être préoccupé… ou alors c’est qu’on ne tenait pas à ce que je déambule en liberté, de manière incontrôlée. Comme c’était jadis la règle en URSS, je ne serais sans doute pas autorisée à me promener sans « guide ». Décrochant le téléphone, j’ai appelé Noah au numéro qu’il m’avait communiqué la veille. Au bout du fil, il avait la voix de quelqu’un qui vient d’avaler trois Alka-Seltzer sans amélioration notoire. « J’arrive… », a-t-il bougonné. En fond sonore, s’élevaient les bruits d’une dispute féroce opposant une femme à deux enfants dont la puissance vocale frisait celle d’une corne de brume. Home, sweet home. Cela m’a rappelé la confession insensée à laquelle il s’était laissé aller dans la cabane : cette épouse, qu’il soupçonnait d’être un « agent » aux ordres de Pitman ! Y avait-il une once de vérité là-dedans, ou bien essayait-il de m’avoir à l’apitoiement ? Je devais rester sur mes gardes ; il était beau garçon et le savait.
Je me suis habillée chaudement et j’ai rassemblé mon matériel. La Jeep s’est garée devant la véranda un quart d’heure plus tard. Il faisait beau, le paysage était à tomber par terre. Selon les endroits que nous traversions, la température s’élevait ou s’effondrait dans des proportions surprenantes. On passait de la moiteur au froid glacial. Noah m’a expliqué que cela provenait des courants aériens et aquatiques. Nous n’avons pas trop bavardé, car j’essayais de visualiser le site en fonction des paramètres édictés par Pitman. Je crayonnais avec fureur. À midi, Noah m’a proposé d’aller déjeuner dans une auberge, à la lisière du village.
C’est là que la chose s’est produite.
La terrasse, installée sur un promontoire rocheux, donnait sur le lac. Les tables avaient été taillées à la hache dans le bois brut. Rustique en diable. Un parfum de bacon grillé s’échappait des cuisines. Il y avait une douzaine de personnes qui nous ont adressé des signes d’amitié ostentatoires. Je me suis assise au soleil. Les forêts de sapins couvrant les versants des diverses collines nous encerclaient, et j’avais l’impression de me trouver au fond d’un entonnoir. J’ai pensé que cet effet contradictoire d’ouverture/fermeture pourrait poser problème aux clients du futur parc. Il me faudrait y réfléchir. Certes, la vue était magnifique, immense, mais la disposition des montagnes suggérait l’encerclement et suscitait, à la longue, un sentiment de claustrophobie.
Une gamine de seize ans nous a apporté la carte. Rien que du roboratif : steaks, saucisses, jambon fumé, frites à volonté… Ça me convenait. Noah a paru étonné. Sans doute avait-il l’habitude des touristes californiennes se rassasiant d’une demi-feuille de laitue ?
Du coin de l’œil, à la limite de mon champ visuel, j’ai entraperçu quelque chose. Une ombre rayant le ciel. Ça n’a duré qu’une fraction de seconde. Presque aussitôt, la serveuse qui s’avançait, son plateau dans les bras, s’est effondrée en poussant un hurlement. Un battement de cil plus tard, un choc a fait vibrer la table, et j’ai vu, plantée à dix centimètres de ma main droite, une longue flèche empennée de plumes noires. Un projectile analogue s’était fiché dans l’épaule de la gosse qui gisait sur le sol, au milieu de la nourriture éparpillée.
Aussitôt, d’un même mouvement, tous ceux qui déjeunaient sur la terrasse ont reflué vers le restaurant pour se mettre à l’abri. Cette fuite s’est accomplie dans l’ordre et le silence, avec la rigueur d’un exercice maintes fois répété. Cela m’a paru bizarre. Noah m’avait saisie par le poignet et s’évertuait, lui aussi, à m’entraîner à l’intérieur.
— Il ne faut pas rester là, répétait-il. Venez, venez… C’est la pro…
Il s’est repris, mais j’avais déjà acquis la conviction qu’il avait failli dire : C’est la procédure habituelle…
Personne ne semblait se soucier de l’adolescente étendue au centre de la terrasse alors même qu’une tache rouge s’élargissait sur son chemisier.
Échappant à la poigne de Jensen, je me suis précipitée vers elle. Comme je me penchais, elle a agrippé le revers de ma veste en balbutiant :
— Sous la table… il faut se mettre sous la table…
Grimaçant de douleur, elle scrutait le ciel avec angoisse, guettant de nouveaux projectiles. Sans chercher à réfléchir, je l’ai saisie sous les aisselles pour la traîner sous la table la plus proche et je me suis accroupie à ses côtés. La flèche noire plantée au-dessus de sa clavicule gauche avait un aspect obscène. J’étais incapable de déterminer à quelle profondeur la pointe avait pénétré. Me tournant vers le restaurant, j’ai vu que les clients se tenaient immobiles derrière les baies vitrées. Leur physionomie ne reflétait aucune surprise. Ils nous regardaient, non pas avec indifférence, mais avec ce détachement teinté de lassitude propre aux habitants des pays en guerre. J’en ai conclu que ce n’était pas la première fois qu’ils assistaient à ce genre de spectacle. Noah a couru pour nous rejoindre. De toute évidence il maudissait mon initiative qui le forçait à s’exposer sous peine de passer pour un lâche.
— Il faut appeler un médecin…, ai-je crié.
— Calmez-vous, a-t-il fait sèchement. Tout est sous contrôle. Le shérif sera là dans dix minutes.
Son sang-froid m’a révoltée et j’ai eu envie de le gifler. J’ai réalisé que l’attitude des clients me terrifiait. Aucune exclamation, aucun geste d’entraide, rien que le silence, et ces visages collés aux carreaux, scrutant calmement le ciel comme s’ils attendaient la fin d’une averse.
Le beuglement d’une sirène a signalé l’arrivée des forces de police. Le shérif s’est avancé prudemment sur la véranda, escorté de deux adjoints. C’était un homme épais et rougeaud, plus très jeune, mal à l’aise dans un uniforme fraîchement repassé. Il a grimacé en m’apercevant, comme s’il était regrettable qu’une étrangère soit mêlée à l’agression. Les adjoints ont quitté la salle en brandissant au-dessus de leur tête ces boucliers que les flics utilisent contre les jets de pierre en cas d’émeute. Ils nous ont évacués plutôt rudement. Pendant qu’on me poussait à l’écart, Noah et le shérif ont échangé quelques mots à voix basse.
— Venez, m’a ordonné mon compagnon, je vous ramène.
— Quoi ? ai-je protesté. On ne nous demande même pas de témoigner ?
— Qu’avez-vous vu de plus que les douze autres témoins qui déjeunaient à côté de nous ? a-t-il explosé. Détenez-vous une information capitale que j’ignorerais ?
Il était à cran, pâle. Sa bouche tremblait. Ébahie, je me suis laissée poussée dans la Jeep. Le caractère insolite de l’aventure me désarmait. À L.A., un tel attentat aurait provoqué l’arrivée du SWAT et de trois hélicoptères de police. On aurait bloqué les rues, investi les immeubles des alentours à la recherche du tireur caché…
Tandis que notre véhicule roulait en direction du village, j’ai lancé :
— Bon sang ! À quoi jouez-vous ? C’était un acte criminel ! Ces flèches auraient pu nous tuer ! La seconde s’est plantée dans la table à dix centimètres de ma main, j’aurais pu la recevoir en pleine poitrine !
— Ça suffit ! s’est emporté Noah. Ne virez pas hystérique ! Vous dramatisez à outrance. À force de vivre dans la violence vous voyez des tireurs fous partout. C’était un simple accident de chasse comme il s’en produit par ici.
Là, il m’a suffoquée, et j’ai presque bégayé :
— Un… un accident de chasse ?
— Mais oui, a-t-il soupiré avec un haussement d’épaules. La forêt est pleine de chasseurs qui traquent le gibier à l’ancienne mode, vous ne savez pas ça ? Certains utilisent des arbalètes, d’autres des épieux, d’autres encore des arcs… C’est une tendance du moment, un truc pour être en accord avec la nature. L’ennui, c’est que ce sont souvent des amateurs qui calculent mal la portée de leurs armes. Je suppose qu’en l’occurrence ils ont voulu abattre un oiseau en plein vol sans penser que les projectiles, une fois parvenus à l’apogée de leur course, amorceraient une courbe de retombée. La malchance a voulu que cette courbe passe justement par la terrasse du restaurant.
Ça tenait debout, soit, mais ça n’expliquait pas le flegme des clients, ni la superbe discipline manifestée lors de l’évacuation des lieux.
— Le shérif va entamer une battue, vérifier les permis de chasse. Ici, on ne peut pas se promener dans la forêt sans un wilderness permit. Normalement, tous les randonneurs sont recensés au Visitors center. Ça devrait permettre d’identifier ces maladroits.
Il parlait vite pour m’empêcher d’en placer une. J’ai fini par comprendre qu’il serait inutile, voire dangereux, de m’obstiner à protester. Il m’en voulait de m’être trouvée là, d’avoir surpris une… une quoi ? Une cérémonie secrète ? Un rituel accepté de longue date ?
Je revoyais ces visages aplatis de l’autre côté de la baie vitrée, leur impression de… de soulagement ! Oui, c’était ça. Un peu comme si chacun d’eux pensait : « Chouette ! ce n’est pas tombé sur moi cette fois-ci. »
Pas un d’entre eux n’avait poussé un cri de surprise ou d’effroi, ils s’étaient repliés en silence, avec efficacité. Je me suis rappelé que plusieurs d’entre eux avaient même eu le réflexe de saisir des plateaux pour s’en faire des boucliers.
J’ai décidé de garder mes soupçons pour moi. J’étais certaine que le shérif avait ordonné à Jensen de m’éloigner au plus vite.
— Je suis désolé, a soupiré Noah en se garant devant le chalet. Que cet incident isolé ne vous donne pas une mauvaise image de Late Encounter. De toute manière, je crois que vous avez recueilli assez de matériel pour lancer un travail préparatoire. Essayez d’avoir quelque chose à présenter pour la fin de la semaine. Norman est d’un naturel impatient.
Il a débité ce boniment saupoudré de menace en évitant mon regard. Dès que j’ai posé pied à terre, il a emballé son moteur et filé comme le vent.
Je suis rentrée dans la maison. Après avoir bu un café, j’ai disposé mes croquis sur la grande table de la salle, mais le cœur n’y était pas. J’étais trop troublée pour penser à autre chose qu’aux flèches noires fendant le ciel. Je sentais encore dans mes doigts la vibration de celle qui s’était fichée au milieu de la table, près de mon pouce… Il s’en était fallu d’un poil pour que ma paume ne soit clouée sur le bois. Bizarrement, je me sentais en infraction. J’avais été témoin de quelque chose que je n’aurais pas dû voir, et je craignais qu’on ne me le fasse payer.
Un peu plus tard, je suis descendue dans la cave-abri, afin de relire le journal de Lenora Wake et de ne pas faire les mêmes erreurs qu’elle.